- Année 1992 sur Sphaera, 22 ans avant le début de cette histoire, 6 ans avant la naissance des gardiennes -  

Fennà avança son pion, essayant de se concentrer avec difficulté. Elle sentait le regard réprobateur de son frère la scruter, bien
qu'il ne dise rien. 

 - Vazy, crache ta valda, je sais que tu meurs d'envie de critiquer quelque chose. 

- D'accord souffla-il agacé, pourquoi tu t'es coiffée comme un balais à chiotte ce matin ? 

- Oh ça va, répondit-elle honteuse, je suis allée aider à la ferme chez Nexie et j'ai à peine eu le temps de me changer. D'ailleurs je peux savoir pourquoi je dois m'habiller comme ça devant mon frère ? On est pas à une réception diplomatique.

- Ça s'appelle les règles de bienséance Fennà. On n'est pas n'importe quelle famille, et ce serait bien que tu saches enfin te comporter normalement en société, même avec nous.

- Parle pour toi, tu portes une chemise et un vieux T-shirt... marmonna-elle dans sa barbe. 

- Mais moi je n'ai pas besoin de...

- Quoi tu vas me dire que tu peux t'habiller comme un plouc parce que toi tu n'es pas une femme et que tu as donc tous les droits c'est bien ça frérot ? Ironisa-elle en gagnant du terrain dans sa partie. 

- Non j'allais plutôt dire que je peux passer outre car je suis déjà exemplaire dans toutes les tâches familiales ce qui n'est pas ton cas. Mais effectivement, maintenant que tu le dis, ce n'est pas moi qui ai des tâches d'éducation féminine et maritale tous les vendredi soir*.

- Pour mon plus grand plaisir...
 

- Fennà, je veux juste que tu grandisses un peu, tu n'as plus douze ans. Au lieu d'aider Nexie à aller traire ses vaches à la con j'aimerais bien que tu aides Papa un peu plus souvent à la maison et que tu arrêtes de lui causer du soucis. Peut-être que si tu envisageais enfin de te marier il pourrait être un peu plus serein. On rempli tous nos devoirs ici, même Elijah alors fais en autant.

La jeune femme préféra se taire, subitement de très mauvaise humeur. Elle ne voulait pas sortir quelque chose de déplacé bien que l'envie ne lui manqua pas. Cela faisait déjà un petit temps qu'elle ne reconnaissait plus son grand frère, encore plus depuis qu'il allait se marier au symbole de la plus grande nation que comptait Sphaera. Il y'avait de quoi avoir un égo gonflé oui, mais étais-ce nécessaire de s'en prendre à sa propre soeur? Fallait-il jouer le patriarche moralisateur et qui plus est sexiste de la famille ? Même leur propre père n'en faisait pas autant. 

Fennà était peut être l'une des plus prometteuse de tout Sphaera en terme d'aura magique mais on passait son temps à la réduire au simple sort de future mère au foyer. Elle ne pouvait plus compter sur Darius pour la soutenir et elle sentait bien que la seule personne sur qui elle pouvait encore compter chez les Khalan était son frère jumeau. 

Soudain elle fut tirée de ses pensées par la voix insupportablement fière et provocatrice de son grand frère.

- Échec et mat petite soeur.  

*Les filles de bonne famille sur Sphaera ont des précepteurs avec des cours de cuisine, de bonnes manières, d'éducation pour leurs futurs enfants...

 - De retour en mars 2015 - 

Presque un mois s'était écoulé depuis les derniers évènements du bal. Sasha passait quasiment tout son temps sur le centre d'entraînement, délaissant progressivement ses cours et ses amis. Même la nuit, quand il n'y avait plus personne, la jeune femme s'entraînait sans relâche, jusqu'à ce que ses poings lui fassent mal. 

Travailler son endurance et ses pouvoirs afin d'être la meilleure gardienne qu'il soit était encore la seule chose qu'elle pouvait réussir à faire correctement. Elle qui avait toujours eu une peur très claire liée à l'abandon, elle ne savait pas comment gérer la distance qu'elle subissait avec son meilleur ami. Sasha ne passait habituellement jamais plus de deux jours sans lui parler et maintenant cela faisait des semaines qu'ils ne s'adressaient plus la parole et s'évitaient en cours. Et elle n'avait jamais su supporter la frustration autrement qu'à travers le sport qui était son seul défouloir.

Elle finit tout de même par s'affaler sur un banc, épuisée. Elle aurait bien été tentée de rentrer directement mais la téléportation marchait mal quand on n'avait plus de force dans son organisme et rien dans l'estomac. 

- Tu devrais calmer le tir Sasha, soupira-une voix qui la fit sortir de ses rêveries. 

- Je vais bien Élioth, lui répondit-elle en s'asseyant tout en tentant d'éviter son regard inquiet. 

- J'en doute pourtant... Je te vois là quasiment tous les jours et bien après que les autres soient parties. Non pas que je ne félicite pas ton dévouement au contraire, mais c'est beaucoup trop pour une jeune adolescente. Qu'est-ce qui se passe sur la Terre qui te donne l'envie d'aller faire des marathons ici tous les matins ? Même ce sac de frappe je crois qu'il a eu sa dose.  

- Je... C'est compliqué en ce moment. soupira-elle, essayant tout de même de se confier, bien qu'avec difficulté. J'ai des soucis avec un ami très proche, notre rôle ici aussi c'est pas facile... J'ai l'impression de stagner dans ma vie et avec mes pouvoirs qui n'ont toujours pas évolué contrairement à ceux de Ness et d'Hanaé.*

Le garçon se crispa à l'entente du mot "ami" sans e. Il était tenté de lui demander si il y'avait plus voir même si elle était en couple sur sa planète car après tout il n'en savait rien. Cependant il préféra ne pas aborder ce sujet, ce n'était pas le moment et ce ne serait pas mature dans cette situation. Elle avait surtout besoin de soutien plus que de questionnements et de jalousie mal placée. 

- Sasha... Il n'y a pas de raison que ça n'évolue pas pour toi. Vous êtes toutes destinées à avoir des compétences spéciales mais elles arrivent sans prévenir c'est comme ça. Soit en mission comme ça a été le cas avec Hanaé, soit insufflée par la peur et l'instinct de survie, ce qui s'est passé avec Ness. Dans tous les cas ce n'est pas en te surmenant que ça va arriver plus vite, au contraire. Tu t'épuises et surtout tu ne lâches pas prise ce qui est contreproductif au possible. Quant à tes problèmes perso je suis sûr que ça va s'arranger mais pareil, la rumination ne servira à rien... Ai confiance en toi, en tes capacités et en tes amies. Je t'ai déjà dit que de tes relations entre vous dépendaient tes pouvoirs et ta force... Allez lèves toi, je te ramènes chez toi. 

En se relevant Sasha ne put s'empêcher de prendre son ami dans les bras. Il avait toujours le mot juste, c'était l'un des seuls sur cette terre à savoir comment l'apaiser. Elle se sentait vraiment chanceuse de l'avoir à ses côtés et elle, qui n'était pourtant jamais tactile, sentait le besoin d'être toujours en contact avec lui.

- Merci Élioth... Je commençais vraiment à perdre espoir...

- Ne t'en fait pas miss, lui répondit-il en sentant le rouge lui monter aux joues, je serais toujours présent pour toi. 

*Voir p.33 pour Hanaé, son pouvoir de guérison s'active par la destruction de la plante et l'aide apportée au village, p.52 pour Ness, son pouvoir d'illusionniste s'active par la peur en devant combattre une bannie. 

- Au même moment dans un petit coin reculé des bas fonds de Sphaera - 

Si elle avait dit un jour qu'elle aurait l'envie de retourner en prison Lysandre l'aurait probablement enterrée vivante, pourtant c'est ce qu'Hada ne pouvait s'empêcher de ressentir en cet instant. Elle s'ennuyait à mourir dans ce repère aussi laid que glauque, dépourvu de toute civilisation humaine. Obligée de se terrer dans ce trou en attendant de trouver une autre planque plus sûre, à penser sans cesse à Galatée et à entendre les disputes incessantes entre Éthel et Lysandre... Quelle situation incroyable pour une jeune femme qui venait à peine d'atteindre ses dix huit ans. 

Pourtant à son grand étonnement ses deux collègues ne se disputaient pas encore. Ils semblaient préoccupés par le sort de son frère jumeau, parlant de lui comme d'un ado qui passait son temps à faire le mur. 

- Je peux savoir pourquoi il n'est jamais là quand on le cherche ? 

- Qu'est-ce que j'en sais Lys', je suis pas sa mère merde. C'est pas à moi d'aller le surveiller tout le temps. 

- Pourtant c'est ton meilleur ami, et si je le tolère c'est uniquement par rapport à toi. Il en rate pas une bordel, il est censé de cacher pour au moins une éternité et au lieu de ça monsieur découche tous les soirs faire dieu sait quoi. 

- Peut-être qu'il n'a pas encore à se planquer. Tu ne trouve pas ça étonnant que personne de la garde ne se soit pointé ? Je suis sûre qu'aucune gardienne ne l'a balancé, Hada est le seul visage qu'ils ont reconnus. Autant l'abandonner elle... souffla-elle dans sa barbe.

Lysandre préféra passer outre sa remarque puérile à propos d'Hada pour se concentrer sur son autre constat relativement pertinent. Ces terriennes... C'est sur qu'elles n'avaient rien raconté aux gardes. Mais dans quel intérêt? Qu'y gagnaient-elles à ne pas se venger de leur ennemi? Cela fit instantanément tilt, il s'était probablement rapproché de l'une d'entre elles. Bordel de merde...

- De toute façon il n'abandonnera jamais sa soeur, si elle tombe il tombera avec elle et ce sont de trop bons éléments pour qu'on s'en retrouve privé maintenant. Je vais voir si je peux le trouver, mentit-il à son amie. 

Son plan le concernait effectivement mais ce n'était pas à lui qu'il allait essayer de soutirer des informations, ça ne servirait à rien. 

- Je peux venir avec toi si tu...

- Non merci. Va plutôt surveiller sa follasse de soeur, on en a déjà perdu un, pas besoin de perdre la deuxième. 

Éthel n'eut même pas le temps d'insister qu'il était déjà parti. Sentant la tristesse s'emparer d'elle, elle essaya de contrôler ses larmes qui commençaient à forcer le barrage. Daeron qui n'était jamais là et à qui elle confiait plus rien... Lysandre qui la lourdait encore une fois tout en sachant bien les sentiments qu'elle éprouvait pour lui... Ni l'un ni l'autre ne la méritaient vraiment mais la jeune femme était bien trop accrochée aux deux pour se permettre de quitter le navire.

- Au même moment sur la planète Terre - 

 Par un dimanche pluvieux, une jeune adolescente prenait le temps de se recueillir et de soulager son deuil en ce jour funeste qu'était devenu, dans sa vie, celui du quatre mars.  

- Salut papa... J'espère que tu n'es pas trop choqué par ce que tu vois de la haut... La magie, les elfes, les sirènes et les planètes étranges... Tu dois faire une syncope du haut de ton paradis, murmura-elle à voix haut, le sourire amer.

Elle fut au moins ravie de constater que sa mère avait remis des fleurs décentes sur sa tombe. C'était bien la seule personne, avec elle et son petit frère à s'occuper un peu de cet endroit misérable. 

Le père d'Hanaé était enterré dans le cimetière communal de Birdale, d'une façon tellement modeste qu'elle en était presque tragique. 

Toutes les personnes qui reposaient ici venaient de milieux bien trop défavorisés pour espérer avoir un caveau à la place d'une vulgaire stèle. Non pas que la jeune femme venait d'un milieu particulièrement pauvre, au contraire, mais sa mère peinait effectivement à gagner sa vie depuis la mort de son mari. Un mari qui avait disséminer des dettes dignes de faire palir un cadavre, pour rester dans le thème. 

Il y'avait bien la famille de son père qui aurait pu remédier à cette situation mais ayant renié leur enfant depuis un bout de temps déjà, il ne fallait pas s'attendre à grand chose. Et ce n'était pas la famille de sa mère qui allait faire quoi que ce soit. Hanaé pouvait encore entendre les remarques extrêmement déplacés de sa grand mère maternelle. "On ne va quand même pas offrir une sépulture royale à celui qui a lâchement abandonné femme et enfants pour aller rejoindre la mort, le sourire aux lèvres." 

À l'époque elle avait été tentée de dire que personne ne rejoignait la mort avec un grand sourire sur le visage... Que c'était seulement la vie qu'on décidait d'abandonner quand on était trop à bout pour envisager une porte de sortie, mais c'était peine perdue d'aller dire ça à une vieille dame très croyante du haut de ses treize ans.  

Perdue dans ses pensées, elle ne sentit pas tout de suite l'aura magique de Lysandre embaumer l'endroit. Mais en tant que femme, elle pouvait savoir quand une présence masculine se rapprochait d'elle, même quand ce n'était pas dans son champ de vision.